ARTS GRAPHIQUES
Lot 170
LE DÉLIRANT CHRONIQUE (né en 1872), Eugène Bedeaux, dit
« Le symbole de mon histoire », ou Filiation de la locomotive, c. 1927-1933
Dessin et collage, avec de nombreuses inscriptions à la plume en patois alsacien.
Haut. 96,5, Larg. 130 cm.
(Accidents et manques)
Bibliographie : Henri Uberschlag, "Un délirant chronique", thèse de doctorat pour l'université de Strasbourg, imprimerie Jobard, Dijon, 1938 (à consulter : https://www.calameo.com/read/0028972960d8b847a04e8)
Provenance :
- fresque d'une cellule de l'hôpital psychiatrique de Rouffach (Alsace), sauvée par le surveillant-chef lors de travaux d'assainissement,
- collection du docteur Henri Faure (1923-1999), médecin psychiatre à hôpital de Bonneval,
- par descendance, Touraine.
Cet unicum, rescapé de l'asile psychiatrique de Rouffach en Alsace, est réalisé à la fin des années 1920 par un malade appelé « Le délirant chronique », auquel a été consacrée une thèse de médecine en 1938. La reconnaissance de l'art asilaire est alors balbutiante en Allemagne, suite aux travaux de Prinzhorn sur Wölfli en 1924, et n'est pas encore portée sur les fonts baptismaux en France, Jean Dubuffet ne publiant son manifeste sur « L'art brut préféré aux arts culturels » qu'en 1947.
Notre grand dessin (96 x 130 cm) est la partie centrale d'un plus grand encore, dessiné sur plusieurs feuilles de papiers accolées, essentiellement à partir des années 1927-1928. Eugène B., son auteur, est né en 1872, marié et père de trois enfants. Conducteur de locomotive de la compagnie des chemins de fer de l'Alsace-Lorraine, il manifeste des troubles psychiques à partir de 1912, conduisant à son internement dix ans plus tard, en 1922, jusqu'à la fin de sa vie.
Après avoir écrit de nombreuses lettres brûlots destinées sans succès à être publiées dans les journaux, le patient s'attelle, passé l'âge de cinquante ans, à la réalisation progressive d'une fresque qu'il décrit comme « Es ist der Symbol meiner Geschichte » - C'est le symbole de mon histoire. Si la forme de cette superposition de dessins et collages évoque celle qui fut en vogue chez les Surréalistes, avec leurs cocasseries, emboitements et association inattendues, chez ce malade au contraire, tout est en ordre, tout est en rang, rien n'est fortuit.
Présenté à laide d'une canne déployante cachée sous le lit d'Eugène B., ce tableau constitue un dessin à considérer comme un langage intérieur, évoluant dans le temps, avec une transformation progressive parallèle des thèmes et des symptômes psychotiques. Le docteur Uberschlag relève aussi que demeurent représentés sur cette oeuvre des éléments non digérés par le délire, qui recèlent le style propre de l'auteur.
On y retrouve pêle-mêle une vue de la propriété familiale incendiée par un prêtre, une vue de la ville de Carcassonne ajoutée à la demande de son médecin, un canon tirant des obus de « grand droit canonique » depuis la place Saint-Pierre de Rome en direction d'un canon disposé devant le Palais de Justice de La Haye. Marqué par le bain de sang de la première guerre mondiale, le Délirant chronique remplace ensuite le canon de La Haye par une poire à injection vaginale afin de prôner le contrôle des naissances pour « empêcher que les hommes soient tués sur les champs de bataille. »
Le docteur Henri Faure, qui étudia aussi l'oeuvre, relève que l'essentiel du délire est occupé par la généalogie du patient, avec une accumulation d'indices, de dignités et de grandeurs : des armoiries, des sceaux, des couronnes, des uniformes. Le tout est sous-tendu par la conviction centrale que le malade est le descendant de l'inventeur d'une locomotive, prétendant ainsi à des titres de noblesse dont il aurait été spolié.
Entrainé par la représentation de locomotives d'une minutie extrême, le Délirant chronique se laisse prendre dans une vision schizophrénique de deux locomotives accolées s'élançant dans des directions opposées, symbole de son impuissance et de sa maladie.
Adjugé : 49 000 €