Magnificat d'avril 2019, Sophie Mouquin
Le renouveau mystique de la France du XVIIe siècle
L’iconographie profondément originale de ce Christ enfant méditant sur la Crucifixion dont la vente, en 2018, fut un des événements du marché de l’art français, est vraisemblablement liée au développement du culte de l’enfant Jésus dans l’Europe et surtout l’Espagne et la France du XVIIe siècle. Sans doute réalisée par Mathieu, le plus brillant des trois frères Le Nain qu’une exposition a célébrés au musée du Louvre Lens en 2017, l’œuvre est l’un des témoignages les plus touchants de cette spiritualité qui accorde au Christ enfant une place alors inédite dans le corpus de l’art sacré. En France, la politique et l’histoire contemporaine ne sont pas étrangères à cet intérêt nouveau pour l’enfant Jésus : la naissance tant attendue du Dauphin, en 1638, favorise l’association de la figure du futur Louis XIV à celle du « petit roi de Gloire », dévotion portée notamment par une carmélite de Beaune, sœur Marguerite du Saint-Sacrement. Cette volonté assumée d’assimiler le Dauphin à la figure du Christ se double, dans les années 1640, du déploiement d’ordres religieux ou de courants spirituels où la christologie se développe de manière particulière, notamment les ordres des Capucins, du Carmel et de l’Oratoire. Pierre de Bérulle, qui avait introduit en France la réforme carmélite conduite par sainte Thérèse d’Avila, fonde la société de l’Oratoire, en 1611, sur le modèle de la congrégation de l’Oratoire formée par saint Philippe Néri à Rome en 1575. La fécondité spirituelle de la soixantaine de maisons de l’Oratoire et de la quarantaine de Carmels – qui sont créés en moins de vingt ans – est évidente. L’Apôtre du Verbe incarné, comme le surnomme le Pape Urbain VIII, marque durablement son époque. Véritable homme politique, il est aussi, et avant toute chose, un mystique dont le
Discours de l’estat et des grandeurs de Jésus publié en 1623 démontre un attachement inconditionnel au Christ.Initiateur de l’école française de spiritualité, qui forma une grande partie des courants et ordres religieux du XVIIe siècle (Oratoriens, Eudistes, Lazaristes, Sulpiciens), il favorise le développement du culte pour l’enfant Jésus. Après Bérulle, ce sont les visions de Jeanne Perraud diffusées par le père Joseph Parisot, qui contribuent à la dévotion à la « sainte enfance de Jésus ».
La Passion au cœur de l’enfance : une spiritualité bérullienne
Agneau immolé et victime innocente qui se livre librement, l’enfant Jésus était depuis l’époque médiévale associé au thème de la Passion. Nourrisson, le linge de sa crèche évoquait le linceul de la croix et la mangeoire de son étable préfigurait l’autel du sacrifice eucharistique. Mais au XVIIe siècle c’est désormais le tout jeune enfant qui est représenté adorant la croix, portant la croix ou s’endormant sur cette dernière, ou encore contemplant ou bénissant les instruments de la Passion. L’enfant Jésus aux arma Christi devient peu à peu une iconographie si ce n’est commune, du moins relativement fréquente de l’Europe post- tridentine. L’œuvre de Mathieu Le Nain de illustre ce renouveau et la spiritualité de Pierre de Bérulle. Ce dernier a longuement médité et enseigné sur le thème de l’enfant Jésus, sur l’abaissement et l’humilité du Verbe fait chair, modèle de tout chrétien, mais peut-être surtout modèle des puissants de ce monde. « V
ous êtes grande, mais Jésus est le Grand des grands. Vous êtes souveraine, mais Jésus est Souverain des souverains ; et il veut établir sa puissance, sa grâce et sa gloire en vous. Donnez-lui votre cœur et votre esprit à cet effet », écrit-il à Henriette d’Angleterre en 1625. De même, il enjoint à la carmélite Catherine de Jésus de «
n’être qu’une capacité de lui et de ses voies ». L’abaissement, qui est au cœur de la spiritualité bérullienne, est le véritable sujet de l’œuvre de Mathieu Le Nain.
Le langage de la croix, éloge du silence et de l’abaissement
L’enfant, l’adorable enfant, agenouillé, les bras croisés sur la poitrine, contemple les instruments du supplice auquel il consent. La croix, les clous, les tenailles et le marteau, les dés et la lanterne des soldats, la lance, la branche d’hysope, la colonne de la flagellation et même le hanap, le bassin et le linge que Pilate utilisa pour se laver les mains sont exposés devant lui. Presque rien ne manque, à l’exception de la couronne d’épines et du fouet. Jésus n’est pas roi. Ou plutôt Il l’est, mais selon le langage de la croix, qui est « folie » (1 Co 1, 18). Il l’est dans la contemplation silencieuse des instruments de sa Passion qu’il accepte, en pleine obéissance mais également en parfaite connaissance. La crèche et la croix sont donc associées, comme elles l’étaient déjà dans l’admirable Repos pendant la fuite en Égypte réalisé par les frères Le Nain (Londres). L’enfant qui médite sur sa Passion est grave et recueilli. Il voit déjà toutes choses. Et il s’abaisse. Il est notre Sauveur, mais Il nous est présenté comme un tout petit qui, bien que Fils de Dieu, bien que roi de Gloire, « s’est anéanti, prenant la condition de serviteur, devenant semblable aux hommes. Reconnu homme à son aspect, il s’est abaissé, devenant obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la croix. » (Ph 2, 7-8). Puissions-nous adorer vraiment cette croix, source d’où coulent des fleuves d’eau vive, forme la plus radicale de l’amour qui « prendre aucune part aux grandeurs qui lui conviennent » (Pierre de Bérulle). Ainsi sommes- nous invités humblement et petitement, à être comme des enfants et à aimer ce que le Seigneur nous commande. Puissions-nous suivre, jusqu’en sa mort sur la croix, Celui ne veut qui « son amour infini révélé dans le don salvifique du Christ mort et ressuscité pour la vie du symbolise la sagesse de Dieu et monde, pour la vie de chacun et de chacune d’entre vous en particulier » (saint Jean Paul II).