La cueillette des oranges de Louis Gauffier, 1797
Lundi 01 juin 2020
par le cabinet Turquin
Louis Gauffier (1762-1801). « La famille d'André-François Miot, futur comte de Melito, consul de France à Florence », 69,5 x 89 cm. Melbourne, National Gallery of Victoria
Louis Gauffier (1762-1801) « Portrait en pied d'un officier de la République Cisalpine », Toile, 67 x 51 cm. Paris, musée Marmottan
Louis GAUFFIER (1762-1801), Une mère donnant ses bijoux à sa belle fille, dit aussi La famille
Salucci. Paris, musée Marmotan. 73 x 100 cm.
Salucci. Paris, musée Marmotan. 73 x 100 cm.
Louis GAUFFIER (Poitiers 1762 - Florence 1801)
La cueillette des oranges,
Réunion de famille d'un diplomate accrédité en Italie sous le Directoire,
Toile signée et datée (1797-98) en bas à gauche : " L. Gauffier / Flor. ce an 6° /de la Rep. e "
L'esquisse de cette composition est conservée au musée du château de Versailles (MV 4851).
Haut. 69, Larg. 99 cm.
(restaurations anciennes).
Provenance : famille d'Alexandre Marie Gosselin de Sainct-Même (Paris, 1746 - Marseille, 1820), administrateur des Subsistances Militaires de l'armée d'Italie ; par descendance jusqu'en 2020.
Orange picking. Canvas signed by Louis Gauffier, located in Florence and dated year 6 of the Republic, 1797-1798, and whose sketch is kept at the Palace of Versailles.
Essai par le cabinet Tuquin
"Les portraits en plein air comptent, peut-être, parmi les oeuvres les plus personnelles. Gauffier présente ses personnages, très souvent, sur une terrasse ; ils s'appuient sur une balustrade ou, plus fréquemment, sur des fragments antiques, chapiteaux ou bases de colonnes. Ils se détachent sur un fond de paysage lointain." Cette analyse du peintre publiée par Crozet en 1936 s'applique parfaitement à notre tableau inédit (R. Crozet, Louis Gauffier (1762-1801), Bulletin de la société de l'Histoire de l'Art Français, Années 1941-1944, publié en 1947, p.100 à 113). Sur celui-ci, la présence de l'oranger dans un pot en terre, posé sur un chapiteau corinthien renversé, apporte à cette réunion familiale un charme pittoresque méditerranéen, un parfum de "dolce vita", auquel participent aussi les détails : l'appareil de briques derrière le crépi sur le mur à gauche, ou l'arrosoir. L'ambiance familiale est rousseauiste ; la mode vestimentaire est française, comme le montre la robe chemise, probablement en plumetis, avec ceinture dorée à taille haute que porte la jeune mère.Louis Gauffier abolit ici les catégories traditionnelles des genres académiques : portraits, scène de genre, nature morte (arrosoir, arbre) sont entremêlés dans une composition en frise caractéristique de la peinture d'histoire néoclassique. A l'exception de la petite fille tenant une poupée, les figures féminines et masculines sont regroupées sur un seul côté de la toile (comme dans les tableaux de David de cette période).
Elève de Taraval à Paris et lauréat du Prix de Rome en 1784 ex-aequo avec Jean-Germain Drouais, Gauffier passe le reste de sa vie en Italie. En 1793, des manifestations anti-françaises obligent les pensionnaires de l'Académie de France à se réfugier à Florence, sous la protection de François Cacault. Il se lie d'amitié avec le milieu cosmopolite et cultivé du poète Vittorio Alfieri et de son épouse Louise Stolberg, duchesse d'Albany. Il fréquente les artistes de passage dans la capitale toscane - Gérard, Gros, Garnier -, ou ceux qui s'y sont installés, des républicains comme Boguet, Gagneraux, les frères Sablet ou antirévolutionnaires et anglophiles comme Fabre. Il se range dans ce second camp. Il abandonne les sujets religieux ou d'histoire antique pour se consacrer aux portraits, mis en scène comme des "conversation pieces" anglaises (Zoffany) et développe une sensibilité moderne au paysage de plein air. La plupart de ses modèles sont des aristocrates russes ou anglais du Grand Tour, des officiers français, et plus rarement des Italiens. Mais ces personnages sont souvent isolés. Les groupes familiaux sont très rares, moins ambitieux, limités à un petit nombre de personnages dans un intervalle de dates proches du notre : "La famille d'André-François Miot, comte de Melito, consul de France à Florence", 1796 (Melbourne, National Gallery of Victoria, illustration 2), ou la "Famille Salucci", 1800 (Paris, Musée Marmottan).
On peut s'interroger sur les fruits représentés et sur le lieu. Ne s'agirait-il pas de mandarines, ou plus encore d'oranges amères, comme le laisse penser la forme des feuilles. La " Limonaia " (orangeraie en français) du jardin du Boboli, adjacente, au Palais Pitti, construite en 1778/1779 comprenait une très riche collection d'arbres d'agrumes (encore utilisée aujourd'hui, son architecture actuelle date de 1816). On remarquera que le vase conique en terre-cuite décoré d'une frise de guirlandes - et ici d'une tête d'Hermès - est typique de la Toscane ; très poreux, il laisse passer l'eau en excès. En 1801, Gauffier reprendra ce motif de l'oranger planté dans un pot posé en hauteur, dans le "Portrait en pied d'un officier de la République Cisalpine" (Paris, musée Marmottan, illustration 3).
Illustrations :
- illustration 1. Louis Gauffier (1762-1801). « Réunion de la famille d'un diplomate accrédité en Italie sous le Directoire », esquisse. Toile contrecollée sur bois, 11,5 x 15,6 cm. Versailles, Musée national du château.
- illustration 2. Louis Gauffier (1762-1801). « La famille d'André-François Miot, futur comte de Melito, consul de France à Florence », 69,5 x 89 cm. Melbourne, National Gallery of Victoria.
- illustration 3. Louis Gauffier (1762-1801) « Portrait en pied d'un officier de la République Cisalpine », Toile, 67 x 51 cm. Paris, musée Marmottan.
- illustration 4. Louis Gauffier(1762-1801), "Une mère donnant ses bijoux à sa belle fille", dit aussi "La famille
Salucci", 73 x 100 cm, Paris, musée Marmotan.
Essai de provenance par Aymeric Rouillac
Découverte inédite, cette toile était conservée jusqu’au printemps 2020 dans la descendance varoise du capitaine de vaisseau Philippe de Centenier de Fauque (1895-1963), qui disait lui-même l’avoir toujours vue chez ses parents. Elle n’était connue que par son modelo conservé au château de Versailles et sobrement titré « Réunion de famille d’un diplomate accrédité en Italie sous le Directoire. » Parmi les ancêtres de ce collectionneur figurent notamment un général d’Empire, le baron Jean-Jacques d’Azémar et un capitaine dans le Piémont, Joseph Fauque de Centenier ; mais ce ne sont pas eux qui sont représentés, faute de descendance en 1797.Le commanditaire de cette toile est en réalité Alexandre Marie Gosselin de Sainct-Même (Paris, 1746 - Marseille, 1820). Âgé de cinquante-et-un ans en 1797, il a vingt-quatre ans de plus que sa femme Anne Henriette Élise Assailly (1770-1859), qu’il a épousé en 1784, âgée de vingt-sept ans sur cette toile. Son portrait présumé attribué à Rémi-Furcy Descarcin (1747-1793) le figurant un peu plus jeune probablement avant son mariage, a été présenté il y a peu de temps aux enchères avec le concours du cabinet Turquin (vente à Vannes, Me Ruellan, 19 mai 2018, n°46).
Le couple est ici entouré de cinq de ses enfants. Le garçon à droite est Alexandre Henry, né à Marseille en 1786, qui a alors onze ans. La jeune fille en robe bleue à l’arrière est Anne Joséphine « Laurette », dont descendait Philippe de Fauque, née à Marseille en 1788 et âgée de neuf ans en 1797. Les deux filles en robes blanches sont Antoinette Françoise « Mélanie » (née à Marseille en 1790, âgée de sept ans) et Adèle Honorine (née à Marseille en 1793, représentée à l’âge de quatre ans). Le bébé est Charlotte (Caroline) Alexandrine « Élise » (née à Paris en 1795 et âgée de deux ans sur le tableau). La dignité consulaire de son père est évoquée par la toge pourpre sur laquelle elle est assise. Ne manque que leur dernier fils Eugène Maurice, qui naîtra à Paris en 1800.
Le portrait fidèle de cette famille nous est dressé par la duchesse d’Abrantès dans ses mémoires : « Ma mère avait retrouvé à Paris une famille de Marseille à laquelle elle était sincèrement attachée. M. et madame de Saint-Mesmes étaient bien les meilleurs, les plus excellens amis. M. de Saint-Mesmes était à la tête d'une partie des fournitures de l'armée d'Italie. Il était assez âgé pour être le père de sa femme, jeune et charmante personne, qui l'aimait avec autant de tendresse et même d'amour que s'il eût été le plus beau garçon de Paris. Sa vertu, sa pureté, la rendaient vraiment intéressante. Je me sens heureuse, en rappelant seulement son souvenir. J'éprouve une sorte de calme qui rafraîchit mon sang, lorsque je me rappelle cette jeune mère entourée de six ou sept enfans qu'elle avait nourris, et s’occupant, au milieu d'eux, des soins de sa maison, comme une jeune Grecque aurait pu le faire jadis au sein de son gynécée. » (in Laure Junot duchesse d'Abrantès (1784-1838), Mémoires de Madame la duchesse d'Abrantès, ou Souvenirs historiques sur Napoléon : la Révolution, le Directoire, le Consulat, l'Empire et la Restauration. Tome 2. 1831-1835, p.97-99)
La jeune femme recueillant les oranges à gauche, aux allures de vestale, est une amie intime de la mère de famille, dont parle aussi la duchesse d’Abrantès comme d’une jeune femme qui entrera ensuite sous les ordres comme religieuse bénédictine et qui, pour témoigner sa reconnaissance à Madame de Sainct-Même qui avait été sa Providence, vint « s’établir pendant des mois entiers chez elle où elle enseignait la parole de Dieu à ses enfants. »
Des études historiques récentes recensent une quarantaine de diplomates représentant la France en Italie sous le Directoire. La plupart du personnel en poste dans la péninsule, ou des voyageurs du Grand Tour qui ont publié à cette époque, sont soit de jeunes hommes nés dans les années 1770 et fraîchement mariés, ou soit des célibataires, si non endurcis, du moins géographiques. Rares sont les familles de diplomates présentes en Italie en cette période de guerre. Bien que son activité diplomatique ne soit pas strictement référencée sous le Directoire, Alexandre de Sainct-Même aurait été Consul général de France pour le royaume des Deux-Siciles. Le 16 avril 1793, on trouve sa signature aux côtés de celle de Miot sur un document officiel comme administrateur des Subsistances Militaires. C’est à ce titre qu’il est alors accrédité en Italie, comme le rappelle la duchesse d’Abrantes.
Le fait qu’Alexandre de Sainct-Même soit séparé de sa femme et de ses enfants par une balustrade illustre peut-être la séparation physique de la famille, restée en France, alors que lui parcourt l’Italie ? Louis Gauffier est coutumier de la réunion sur une toile de différentes générations séparées physiquement, comme en témoigne son autoportrait avec son père dans le Retour du fils prodigue qu’il lui envoie peu de temps avant de mourir (Musée de Rochefort). Il en va de même avec son autoportrait dans La famille de l’artiste posant avec son épouse, également peintre, et leurs deux enfants au pied d’un chapiteau (ancienne collection Artus, Paris).
En 1803, Sainct-Même est l’un des trois témoins du prince Camille Borghese pour son mariage, et se présente comme Commissaire général pour les relations commerciales de Naples à Marseille. Sous le règne de Joachim Napoléon (1806-1808), il sera nommé directeur général de la régie des subsistances militaires du royaume de Naples et des Deux-Siciles. De façon anecdotique, l’un des témoins de mariage de Pauline, la sœur chérie de Napoléon Bonaparte n’est autre que, une nouvelle fois, le conseiller d'État Miot, celui-là même dont Gauffier a représenté la famille alors qu’il était consul à Florence en 1796 (Melbourne, National Gallery of Victoria). Le contraste entre ces deux toiles est d’ailleurs saisissant : alors que sur la nôtre règnent la félicité, la beauté et la bonté, le portrait de la famille d’André-François Miot, futur comte de Melito, montre des visages veules ou serviles, aux sourires grimaçants sous les auspices du buste de Joseph Bonaparte. Gauffier masque difficilement son aversion pour la Révolution française dans cet autre portrait et semble s’être heureusement pris ici de sympathie pour cette famille, par ailleurs en relation avec les Miot qui l’avait précédé dans l’atelier du peintre.
Installé à Florence, Gauffier voyage à travers l’Italie dans les années 1796-1798, notamment à Naples où il réalise les portraits d’officiers républicains. De la même façon qu’il commencera le portrait de Victor-Léopold Berthier, général de division devant la baie de Naples, et qu’il le finira et situera ensuite à Florence (ancienne collection Hollande, Paris), il est n’est pas impossible que le peintre ait commencé notre tableau dans une autre ville de la péninsule pour le terminer dans sa ville de résidence, où il le signe, le date et le situe.
Réalisé en l’an VI, après le traité de Campo Formio mettant fin à la première campagne d'Italie par Bonaparte, notre tableau figure la cueillette des oranges, entre l’automne 1797 et le printemps 1798. Si le choix d’une orangeraie pose un cadre aristocratique, symbole de luxe et de pouvoir qui flatte son riche commanditaire, c’est surtout une évocation d’un chef d’œuvre de la peinture italienne : La naissance du Printemps par Boticelli. Gauffier met à son tour harmonieusement en scène huit personnages dans une orangeraie, non pas en fleur mais au moment où le fruit est mur et qu’il faut le cueillir.