Hortense Lugand expertise un dessin inédit de Jean-François Millet
Vendredi 08 mars 2024
Interenchères
Jean-François Millet (1815-1874), Autoportrait à travers une fenêtre, l’Etude pour le Sommeil de l’enfant, c. 1856. Pierre noire sur papier vergé. Contrecollé sur papier marouflé sur carton. Haut. 19 Larg. 14 cm.
Jean-François Millet, Le Sommeil de l’enfant, 1855, Chrysler Museum of Art, Norfolk, Virginie.
A gauche : Jean-François Millet, La Maternité, vers 1858, Sotheby’s Londres, 27.01.2021, lot 217. © Sotheby’s. A droite : Jean-François Millet, Etude pour le Sommeil de l’enfant, vers 1856, Louvre, RF5671 © RMN
Félix Feuardent, Le Peintre Jean-François Millet et sa famille, 1854, daguerréotype, Musée d’Orsay, Paris. © Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt
Estampille « J . F . M » présente en bas à droite du dessin.
Un dessin inédit de Jean-François Millet a été confié à la maison Rouillac. Hortense Lugand, élève commissaire-priseur, nous propose de revivre l’expertise en direct de ce petit chef-d’œuvre, livrant ses observations et le fruit de ses recherches sous l’œil aguerri de son maître de stage, le commissaire-priseur Aymeric Rouillac.
Les commissaires-priseurs en herbe, dont l’Association Nationale des Elèves Commissaires-Priseurs (ANECP) assure la cohésion, proposent deux fois par mois aux lecteurs du Magazine des enchères de revivre en direct un travail d’expertise mené à quatre mains dans les coulisses des salles des ventes. Aujourd’hui, c’est au tour d’Hortense Lugand, élève commissaire-priseur au sein de la maison Rouillac, de se prêter à l’exercice. Sous l’œil aguerri du commissaire-priseur Aymeric Rouillac, elle décrypte pour nous un dessin inédit de Jean-François Millet…Les premières impressions…
Hortense Lugand : Je découvre ce dessin dans un dossier de recherches à effectuer en vue de la préparation de la traditionnelle vente annuelle « Garden Party » qui se tiendra le week-end du 26 mai au château d’Artigny en Touraine. J’ai sous les yeux une scène esquissée à la pierre noire représentant une femme occupée à repriser du linge, tout en berçant un nouveau-né emmailloté dans les draps de son berceau de bois. Elle se tient en équilibre sur sa chaise et balance le berceau avec ses pieds. Derrière elle, repose une pile de linge. À en juger par la fenêtre à croisillons grande ouverte, la scène se déroule en été. Les rayons du soleil qui traversent la fenêtre projettent l’ombre de la mère et du berceau sur le plancher de la chaumière. Par l’embrasure de la fenêtre, on distingue un homme de dos qui peint sur son chevalet dans le jardin. Le dessin est monogrammé « J . F. M » en bas à droite. Il me plaît immédiatement car il s’en dégage beaucoup de douceur et de sérénité.Aymeric Rouillac : Je découvre ce dessin à l’occasion de la visite d’un château du Maine-et-Loire. La mise en abîme d’un portrait, qui est autant celui d’une famille que l’autoportrait d’un peintre, évoque bien sûr le génie des Ménines de Vélazquez. Mais nous avons là affaire à l’un des monstres sacrés de la peinture française du XIXe siècle : le monogramme est en effet celui de Jean-François Millet, qui réussit le paradoxe d’être un peintre paysan et l’objet de l’une des spéculations les plus folles du marché de l’art. Je sens que beaucoup se jouera dans un travail d’archives afin de défendre ce dessin. Hortense, jeune élève commissaire-priseur, vivra avec lui son épreuve du feu.
La période de réalisation…
Hortense Lugand : Je suis maintenant à l’Institut National d’Histoire de l’Art à Paris pour tenter de retrouver la trace de ce dessin qui porte la marque de Jean-François Millet. La lecture des Mémoires du collectionneur et historien d’art Etienne Moreau-Nélaton, publiés en 1921, me permet de situer le dessin dans la vie de l’artiste. Le peintre s’installe à Barbizon à partir de 1849 et s’inspire de ses expériences, sa famille et ses voisins, pour peindre son quotidien et faire corps avec son sujet. C’est une période très difficile dans la vie de Millet, qui habite dans une petite chaumière avec son épouse Catherine et leurs quatre enfants. Ils en auront neuf au total. A cette époque, le peintre a du mal à vendre et doit travailler aux champs pour subvenir aux besoins de sa famille. Il réalise alors de nombreux dessins destinés aux amateurs et qu’il vend une centaine de francs.Aymeric Rouillac : Ce dessin s’apparente plutôt à une esquisse préparatoire pour un tableau de plus grande envergure. La composition est brossée en quelques traits souples et continus. Reste à savoir si le tableau final a été réalisé, avec quelles variantes, ou si ce dessin est un inédit d’autant plus intéressant.
Le sujet représenté…
Hortense Lugand : Au gré de mes recherches, je découvre Le Sommeil de l’enfant, une toile peinte en 1855 et conservée actuellement au Chrysler Museum of Art de Norfolk, en Virginie. Les deux compositions sont très similaires. Toutefois, dans la toile du Chrysler, Millet ne s’est pas représenté palette à la main comme sur ce dessin, mais occupé aux travaux de jardinage. Le thème de notre esquisse est plus intéressant qu’il n’y paraît au premier abord. Au-delà de la qualité du dessin en elle-même, l’évocation qu’y fait le peintre lui confère un intérêt tout particulier tant la représentation de Millet dans sa fonction de peintre est rare dans son œuvre.Les mémoires du peintre américain Wheelwright (publiés en 1876), venu travailler aux côtés du maître d’octobre 1855 à juin 1856, soulignent l’importance de la toile de Norfolk et son retentissement. Il évoque la visite de Narcisse Díaz de la Peña à l’été 1856 et détaille sa réaction en découvrant ce travail : « Je n’ai vu de ma vie quoi que ce soit d’une plus gracieuse beauté : par la fenêtre ouverte, vous aperceviez, dans le jardin, le dos d’un paysan au travail. L’impression était celle d’une chaude journée d’été. Tout, dans cette scène paisible, suggérait le calme, le silence et le bien-être. Le silence qui émanait de la toile s’imposait pendant quelques minutes à ses spectateurs. Diaz s’écriait « Eh bien ! Ça c’est biblique. » »
Aymeric Rouillac : Notre dessin, tout comme le tableau de Norfolk, a donc pu être réalisé peu de temps après la naissance d’Emilie Henriette Millet, cinquième enfant du peintre et née le 4 mars 1856, puisqu’il est décrit par Diaz à l’été 1856. Millet vit cette nouvelle paternité comme un moment de douceur dans la torpeur de l’été. Sa responsabilité de père de famille n’en est que plus importante, il lui faut peindre, non pas seulement pour l’amour de l’art, mais aussi pour nourrir sa famille. La réaction de Diaz est un merveilleux témoignage des amitiés artistiques au milieu du XIXe siècle.
Hortense Lugand : Cette œuvre s’inscrit dans un important corpus de toiles et dessins représentant des couseuses et des femmes à l’enfant et reflétant l’intérêt profond de Millet pour ce sujet. Le lien est établi avec La Femme cousant près de son enfant endormi (1858-1862, Musée des Beaux-Arts de Boston) ou La Couseuse (huile sur toile, 1814-1875, Musée d’Orsay, RF 1593), autant d’études sur la figure de la mère, pour laquelle l’épouse de l’artiste est réputée avoir posé.
Il existe plusieurs esquisses très schématiques et des dessins plus aboutis de ce motif, telles que Etude pour le sommeil de l’enfant (1856, Musée du Louvre, RF 5671) ou encore La Maternité (vente Sotheby’s Londres, 27 janvier 2021, lot 2179). Je retrouve ainsi plusieurs détails similaires, comme la fenêtre à croisillons, son rebord et le linge plié sur le buffet. Cependant, des différences subsistent entre ces œuvres, notamment le niveau de détail autour des instruments de couture ou la position du peintre face à la source de lumière. Au gré des dessins, Jean-François Millet semble tourner autour de son modèle.
Le contexte de l’époque…
Hortense Lugand : Chef de file de l’école de Barbizon, l’histoire de l’art fait de Jean-François Millet la figure centrale, avec Courbet, du réalisme en France. La critique se plaît à dénoncer la grandiloquence et l’héroïsation du monde rural, analysant le travail de Millet par le prisme du socialisme naissant. Au Salon de 1857, un journaliste reproche à l’artiste de faire de ses Glaneuses des « Sybilles michelangelesques » ou encore des « Parques du paupérisme. »Dans le Sommeil de l’enfant, le peintre se tient bien loin de ces considérations sociales, recherchant avant tout « la poésie intime des champs » pour reprendre les mots de Théophile Gautier. A travers la figure de la couseuse, Millet exprime l’attachement qu’il porte à sa femme. « Je n’oublierai jamais le ton d’affectueuse tendresse avec lequel il s’adressait à elle, en l’appelant « ma vieille » et en appuyant familièrement sa forte main sur son épaule », écrit Wheelwright. Plus j’observe ce dessins et plus je perçois le regard plein de tendresse et de reconnaissance que porte Millet sur sa compagne. On y décèle un syncrétisme entre peinture religieuse et scène de genre hollandaise, la pose légèrement courbée de la mère et son bonnet lui conférant des airs de madone.
Aymeric Rouillac : Millet reste pour tous les Français le peintre de L’Angélus. Peint en 1859, le tableau passe entre les mains de différents collectionneurs pour de petites sommes : 1 800 francs en 1860. Lors de sa mise à l’encan en 1889, un bras de fer s’engage alors entre la République française, qui y voit maintenant « une œuvre nationale » et des collectionneurs américains. Si l’Etat réussit par le biais d’une souscription nationale à rassembler la somme de 553 000 francs, celle-ci n’est pas suffisante. Le tableau est finalement vendu 750 000 francs or… mais revient miraculeusement en France grâce au legs Chauchard en 1909. Les records battus pour des tableaux illustrent à merveille la volatilité du goût et des modes. Millet trône depuis au Panthéon de notre histoire nationale.
Le parcours du dessin…
Hortense Lugand : En 1860, Millet écrit à Sensier qu’il a vendu au marchand belge Arthur Stevens plusieurs tableaux, dont La Femme berçant son enfant. Le contrat passé en mars 1860 entre Arthur Stevens et Millet indique au n°19 la livraison du tableau Femme, enfant et mari pour 1000 francs. Sensier lui répond à son tour que son ami Paul Tesse, qui a déjà commandé L’Immaculée Conception, aimerait également acquérir cette toile. Millet décide donc de réaliser une nouvelle version pour Paul Tesse et insiste sur l’importance qu’il attache à cette toile. La nouvelle version ne sera finalement pas livrée à Tesse. La Femme berçant son enfant sera rachetée par un collectionneur anglais en 1865. Ainsi, notre dessin pourrait être une étude du peintre pour la seconde version de la toile, celui-ci décidant cette fois de se représenter comme peintre, sans que nous puissions en apporter de preuves.Aymeric Rouillac : Comment ce dessin, rare représentation de l’artiste en peintre, n’a-t-il pu laisser aucune trace ? Un premier élément de réponse se trouve dans les mémoires de Sensier. Ce dernier raconte que Millet demande à Théophile Silvestre, qui travaille depuis 1852 sur une Histoire des artistes vivants français et étrangers, de « bien appuyer sur le rustique » et de rappeler qu’il « a seulement voulu faire penser à l’homme voué à gagner sa vie à la sueur de son front. » En choisissant de taire cette version du Sommeil de l’Enfant, Millet fait le choix de ne laisser de lui que l’image d’un « paysan paysan » plus que d’un peintre paysan. La découverte de ce dessin prouverait le contraire. Mais peut-être les internautes d’Interencheres ont-ils une autre hypothèse ?
L’état de conservation…
Hortense Lugand : De retour à l’Hôtel des ventes de Vendôme, nous décadrons le dessin. La feuille mesure 14 x 19 centimètres. Elle est contrecollée sur une feuille marouflée sur carton. Le montage est ancien et l’utilisation d’un papier vergé de petite facture correspond aux outils que nous connaissons de Millet à cette époque. Si la feuille reste très fraîche, plusieurs traces blanches sont visibles à la surface du papier et par transparence. Elles pourraient être dues à l’utilisation d’une colle à base de farine. On observe de toutes petites piqûres dans le bas du dessin, mais aucune pliure ni déchirure ne sont à signaler, le dessin est dans un bon état général.La marque « J . F . M » estampée à l’encre noire, en bas à droite, n’a pas été apposée par l’artiste mais lors de la vente de son atelier en 1875. À l’occasion de la vente aux enchères d’une partie de son fonds après décès, la majorité des dessins furent inventoriés et estampés. La taille et la typographie de la marque correspondent bien à celle répertoriée au numéro L 1460 du catalogue de Frits Lugt.
Aymeric Rouillac : Si ce dessin porte bien la marque du fonds d’atelier de 1875, il ne figure pas explicitement sur le catalogue de la vente des 10 et 11 mai 1875. Toutefois les numéros 114 (Couseuse) et 121 (Étude de couseuse, croquis pour le tableau) de la vente, décrits sans dimensions, pourraient correspondre à notre dessin. Robert L. Herbert explique néanmoins, en préface de l’exposition Millet au Petit Palais (1975), que de nombreux dessins furent marqués du monogramme du maître sans être vendus à cette occasion.
Une estimation ?
Hortense Lugand : Les dessins de Millet passent régulièrement aux enchères, ce qui facilite leur estimation. Les esquisses et les études préparatoires de la taille de cette feuille se négocient entre 5 000 et 8 000 euros, les plus beaux et plus grands dessins, plus aboutis, culminant entre 50 000 et 80 000 euros. La singularité de la composition et de la recherche de notre dessin en font une étape clé dans la réflexion du peintre face à son œuvre. Au-delà de la simple étude, c’est, pour moi, l’une des versions non retenues d’une toile très chère au peintre.Aymeric Rouillac : Cette feuille ouvre un nouveau champ de recherches et laisse libre cours à plusieurs interprétations. Elle pourrait intéresser de nombreux amateurs de Millet, privés comme publics, français comme étrangers. Plus encore que le prix qui sera obtenu et que nous espérons le plus haut possible, le travail d’Hortense, permettant de comprendre la genèse d’une œuvre intime et inédite d’un géant de la peinture française, me comble de joie et me donne encore davantage l’amour de notre métier et de la transmission de notre passion.