Qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse
Samedi 16 mars 2024 à 07h
Cette semaine, Sophie, nous confie l’estimation d’une cave à liqueur. L’occasion pour notre commissaire-priseur, Philippe Rouillac, de nous conter l’histoire de cet objet en ce week-end de la Saint-Patrick.
Extérieurement, la cave à liqueur de notre lectrice est relativement sobre. De couleur sombre, elle semble réalisée en poirier noirci plutôt qu’en ébène. Seule sa façade mouvementée et son décor de filets de laiton viennent égayer notre regard. « Simple is beautiful », comme on dit. Mais l’extérieur ne fait pas tout. Cette cave à liqueur s’ouvre par un séquençage intéressant qui se retrouve dans la majorité des modèles. Le couvercle se déploie puis se replie de moitié, tandis que les côtés sont composés de deux vantaux formant présentoir, pour héberger deux rangées de verres à liqueur. Le centre accueille quatre carafons. En verre, ou cristal ? Nous laissons le soin à notre lectrice de les faire sonner pour identifier le matériau. C’est la quantité de plomb – 24 % minimum – contenue dans le cristal, qui explique ses reflets et la pureté de sa sonorité… ding !
D’autres modèles de cave à liqueur produits à la même époque sont toutefois bien plus expressifs, par la richesse de leurs décors et la variété des matériaux employés. C’est une vraie liste à la Prévert que nous pouvons citer : écaille, nacre, cristal, bronze, ivoire, bois de rose ou os... Ainsi, sous Napoléon III, les pièces spectaculaires côtoient les productions les plus discrètes. Les corpus des maisons Tahan, Diehl ou Giroux, qui se présentent comme spécialistes en ce domaine de création, illustrent parfaitement le spectre de la production des caves à liqueur. Réalisant des pièces durant plusieurs décennies ces fabricants surent s’adapter au goût de leurs commanditaires. Si la mode est à l’acajou sous la Restauration, la marqueterie Boulle, rappelant les productions du Grand Siècle et de son ébéniste éponyme, s’inscrivent parfaitement dans le style éclectique du Second Empire.
La cave à liqueur est donc l’accessoire indispensable à tout bon ménage, dès la naissance de cet objet à la toute fin du XVIIIe siècle. Mais comment expliquer un tel succès pour ces pièces, qui depuis 1900 ont vu leur production péricliter ? L’évolution de la consommation de l’alcool en France est une source d’explications. Au début du XIXe siècle, les vins doux de Méditerranée, comme le Porto sont préférés, tandis que les liqueurs de fruits, fabriquées traditionnellement à partir de Brandy et de fruits du jardin, vont peu à peu s’imposer. Mais la consommation reste discrète, en vertu de la distillerie artisanale. C’est au tournant de la seconde moitié du XIXe siècle que la production industrielle va s’imposer et donc remplir les flacons de nos caves. Le Cointreau, la Bénédictine ou le Grand-Marnier naissent à cette époque, puis passent de mode en même temps que les caves les accueillant.
« L’abus d’alcool est dangereux pour la santé ». C’est une vérité impossible à contredire, et nous nous associons avec force à ce message de prévention. Toutefois, nous en conviendrons, il est agréable de savoir apprécier, à leur juste mesure, la subtilité et la diversité des saveurs de certaines boissons et notamment en ce week-end de la saint Patrick. Célébrée historiquement en Irlande, cette fête religieuse a pour vocation à commémorer la mort du saint, qui fut le premier à convertir le pays au christianisme. À cette occasion, les restrictions d’alcool et de nourriture étaient levées. Les Irlandais ont donc gardé pour habitude de partager des bières et se parer de motifs de trèfle évoquant la Sainte Trinité. Cette fête s’est depuis démocratisée et a su s’imposer sur tous les continents.
Il sera probablement difficile, Sophie, de vous servir dimanche des verres de votre cave pour partager ces breuvages d’eau, houblon, malt et levure. Mais estimée autour de 100 €, votre cave reste néanmoins plus chic que les bocks et autres chopes. À la vôtre et bonne Saint-Patrick !